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Une approche éthique de l’application des techniques du numérique, pour quoi?

« Comment doit-on vivre ? » interroge Socrate au Livre I de La République.

Les progrès des sciences et des techniques interpellent l’usager et le politique au niveau de leur application, de leur maitrise, de leur usage et de leur mise en œuvre au service de tous, au risque de conflits entre le droit, la liberté, la justice, la morale ou l’économie. La Révolution numérique et les conséquences de la nouvelle économie qui l’accompagne ne mettent-ils pas en demeure le monde face à l’accélération des cycles de progrès ?

Quoiqu’ici le terme de « révolution » ait pu être contesté, l’idée d’une rupture radicale et d’un bouleversement de nos sociétés et de nos habitus sur un temps court, de manière irréversible, semble bien correspondre au processus de transformation culturelle qui marque notre époque. L’économie née du foisonnement des nouvelles technologies de l’information réactualise dangereusement le rôle moteur de la recherche industrielle sur les cycles de croissance (Joseph Schumpeter). Les mouvements tendanciels à long terme confirment l’interprétation évolutionniste prophétisée par l’économiste Jean Fourastié dès les années soixante-dix : les idées et les recettes du progrès technique et des innovations – qui commandent désormais le développement économique – sont apprises par de nouveaux acteurs et transférées d’un secteur à un autre. Selon lui, la génération qui se lève alors découvre le plaisir intellectuel à travers les capacités d’échanges et de contact avec le milieu extérieur. L’économiste voyait déjà dans l’accessibilité à l’information et les moyens de la traiter, les facteurs –clés des tendances à long terme vers une civilisation des services : « invités inattendus » des progrès de l’informatique dans une ère post-industrielle.

D’une part le regroupement digitalisé en un seul outil de l’écriture, du son, de l’image, de la couleur, offre à tout utilisateur un pouvoir créatif sans limites. Le doigt a acquis plus de pouvoir sur le virtuel que n’en avait la main sur la matière. D’autre part, l’internet a étendu les champs d’un possible pouvoir sur autrui… sous couvert d’anonymat. La culture du signe et de sa lecture analogique laisse place progressivement à celle du chiffre… digit. La mise en réseau planétaire, les nouvelles formes de communication et d’échange, la décentralisation de la circulation des idées, et la réappropriation de l’espace public n’ont pas d’équivalent dans l’histoire de l’humanité.

La pensée éthique qui avait suivi la révolution industrielle du XIXe siècle s’appuyait sur les transformations sociales nécessaires à la nouvelle organisation du travail. Aujourd’hui le numérique pose la question de normes admises et respectées dans une société qui développe ses propres capacités d’initiative et de responsabilité, où l’exigence de liberté individuelle prévaut de plus en plus ouvertement sur le souci de l’intérêt général — dans sa fonction régulatrice et protectrice — alors même que le virtuel et le réel se confondent.

Acteur d’un processus qui s’apparente à une transition sociétale et civilisationnelle, le citoyen n’est-il pas individuellement responsable et concerné de façon active par la construction d’une vie commune en cours d’écriture ? Le numérique interfère en profondeur dans la chaine des relations humaines, la sureté et la fiabilité des échanges, voire l’inaliénabilité du vivant. Après l’enthousiasme et la fascination qu’a provoqués le développement universel de ses applications, le temps est venu d’éclairer les zones d’ombres du bien-fondé de son usage.

On a pu constater que le développement rapide de l’outil numérique — à travers ses applications individuelles ou collectives — ne fut pas précédé d’une éducation ou d’une formation à l’attention du plus large public, non plus qu’accompagné de recommandations, l’usage et la pratique relevant largement d’un autoapprentissage. Au nom de la démocratie, le libéralisme économique y a trouvé une justification sous couvert de la généralisation de l’accès à l’information et au savoir, aux services, aux biens, aux personnes et aux idées, sans distinction entre les sphères publiques et privées. Le virtuel a fait irruption dans nos vies réelles et chacun est exposé désormais à un sentiment de toute-puissance en tant que créateur, développeur ou usager.

« Mal nommer les choses, c’est introduire du désordre dans le monde », affirmait Albert Camus.
La situation demande donc que nous soyons à la hauteur, dans une forme fondamentale et difficile de lucidité et de courage. Dans cette perspective, la démarche éthique ne nous fait-elle pas obligation lorsque notre représentation du devoir sociétal nous affecte ?

Tenter d’analyser le changement sociétal qu’implique la puissance d’un outil qui s’est imposé à nous insidieusement au niveau mondial, c’est prendre le temps d’une réflexion touchant les comportements, les modes de pensée, les rapports humains. C’est mesurer les conséquences de la révolution digitale et de la communication internet. C’est agir aujourd’hui pour préserver demain les règles de notre conduite pour une vie bonne et harmonieuse, à travers une interrogation du rapport à autrui et une interrogation d’autrui.

Qu’elle fonde ou qu’elle critique les mœurs, l’interrogation éthique procède de l’écart entre la réalité des mœurs, les prescriptions explicites de la morale et l’inquiétude éthique que nous ressentons. Les problèmes éthiques sont toujours des dilemmes. L’éthique est une recherche née d’une interrogation sur la manière de conduire les choses grâce à une culture de soi. Elle a vocation à nous dire qu’il faut faire, mais ne nous dit pas ce qu’il faut faire !

L’éthique supposerait à la fois :

  • bien mener sa vie et bien agir en chaque occasion ;
  • indétermination dans les modalités de réalisation de ce désir ;
  • nécessité d’une clarification de ce désir et de ses modalités ;
  • idée que la réponse ne peut se trouver que dans la manière de vivre elle-même.

La nécessité de la démarche éthique ne surgit-elle pas du second point : l’indétermination des modalités ?

Face à cette interrogation, ne serait-ce pas de « l’intérieur du vivre » que l’inquiétude éthique peut produire ses réponses ? De là, on réfléchit à ce qu’on doit faire en passant au crible les éléments d’une situation dont on fait soi-même partie.

Considérée comme une « raison pratique » au sens d’Emmanuel KANT, l’étude objective des mœurs et comportements — même si elle ne se veut pas du domaine de l’ordre — ne peut s’exempter totalement d’une réflexion vertueuse qui s’appuierait sur l’éthologie pour établir les conditions de possibilité d’une intention morale.

Et pourtant, avant d’être un code, l’éthique ne doit-elle pas être une pensée où l’activité spirituelle serait plus forte que l’obéissance extérieure ?   Pour mettre de la conscience dans la matière et répondre à la question fondamentale « Comment vivre ? ». Sans se laisser dépasser ni abuser par les prouesses et les promesses de la science, une approche éthique ne se veut pas normative, mais réfléchie et hiérarchisée. La diversité des attentes conduit à partir de ce qui existe, puis en s’appuyant sur les principes, à déterminer les conditions de mise en œuvre d’un art de vivre conforme aux valeurs de la République.

L’éveilleur de conscience ne possède-t-il pas en son ADN un code qui lui permet de trouver le centre à partir de l’infinité de l’usage d’un outil ? Pour reprendre la belle expression de Marc-Alain Ouaknin : « L’éthique repose sur une différentialité interne qui est le passage d’une phase à une autre phase de l’être, et qu’ainsi une des dimensions essentielles de l’être éthique est de pouvoir être autrement, de s’inventer autrement ». Platon considérait que « l’éthique est une [auto]réflexion sur les moyens de parvenir au bonheur ». En cela l’approche éthique ne serait-elle pas un instrument de connaissance qui doit accompagner le progrès ?

Réflexion sur l’évolution des mœurs et des pratiques sociales face aux défis de la modernité, la démarche éthique qui nourrit notre projet citoyen ne relève pas d’une morale normative dont la relativité serait incompatible avec les libertés, la diversité culturelle et le pluralisme. Elle relève plutôt d’une éthologie comme science du comportement qui voudrait s’appuyer sur un éveil précoce à une réalisation raisonnable des besoins dans le respect du droit. En somme, une éthique téléologique appliquée aux droits individuel et collectif dans un nouveau contexte technologique, sociétal et environnemental.

C’est en ce sens une éthique de la finalité et des conséquences, qui ne peut s’exempter de la tolérance et de la mesure.

Le philosophe HEGEL avait fait remarquer qu’une éthique accomplie est indissociable d’une dimension politique. L’exercice plein et entier de la démocratie ne donne-t-il pas à chacun le devoir de défendre la société dont il est membre si elle se trouve menacée ? Ne pas subir par ignorance, mais participer à l’élaboration de la « vie bonne ».

Le temps de l’éthique permet la création du consensus social et de l’ouverture des consciences nécessaires à l’établissement des règles de droit. Ici les citoyens définiraient ensemble les principes, les codes de comportements et d’usage du numérique, des technologies de la communication et de l’information.

« La sagesse n’est ni un absolu ni une science : elle ne vaut que pour qui la désire ou s’efforce vers elle », (Éthique, Livre IV, Spinoza)


Références :

  • La République, PLATON
  • 100 mots sur l’Éthique de SPINOZA, Robert MISRAHI ; Les Empêcheurs de penser en rond 2005
  • Le miracle Spinoza, Frédéric LENOIR ; Fayard 2017
  • Dictionnaire philosophique, André COMTE-SPONVILLE ; PUF 2001
  • Notions de Philosophie, Denis KAMBOUCHNER ; Folio Essais 1998
  • Jean FOURASTIE : empiriste méthodique engagé, par Pierre TABATONI ; Académie des Sciences morales et politiques- La Sorbonne 07/02/2005
  • Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Marc-Alain OUAKNIN ; Petite bibliothèque Payot 2012
  • La culture-monde, Gilles LIPOVETSKY et Jean SERROY ; Odile Jacob 2008
  • La tentation de Faust, ou la science dévoyée, Michel FAUCHEUX ; L’Archipel 2012
  • Les briseurs de machines, Nicolas CHEVASSUS-AU-LOUIS ; Le Seuil 2006

L’auteur de cet article est Philippe-Emmanuel Ades.

Sa première version a été publiée le 10 octobre 2018.

Avec l’accord de son auteur, cette version intègre des modifications proposées par la commission éditoriale de ADNE, Groupe de réflexion citoyenne pour une approche éthique du numérique


 

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