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Faites entrer l’Accusé numérique


En plaçant son lecteur en situation de membre d’une cour d’assises, l’auteur le questionne sur une justice où des décisions pourraient ainsi être rendues, voire prédites par application directe du résultat d’Algorithmes.

Acte 1 – Introduction

Le Président : — Faites entrer l’Accusé Numérique »

(un silence)

L’Avocat (sortant un portable de sa poche et se plaçant devant la barre) :
— Il est déjà là, il attend, Monsieur le Président !

Le Président : — Oh, c’est vrai qu’il est partout…
Après des mois de débats publics, de très nombreux articles de presse, de rapports officiels, de réunions d’experts, de lois votées, à la suite de la mise en accusation et de l’instruction publique du dossier, le temps est venu que notre cour d’assises rende sa décision… les questions posées à la cour sont les suivantes :

  • L’Accusé numérique est-il coupable de tentative d’assassinat de l’Institution judiciaire en préparant le rendu de décisions judiciaires par l’utilisation d’algorithmes ?
  • L’Accusé numérique est-il coupable de tentative d’assassinat de l’institution judiciaire en préparant le cadre d’une prédiction des chances du rendu de décision favorable pour un justiciable ?

Avant de donner la parole à Monsieur l’Avocat Général, avez-vous des questions ou des demandes supplémentaires ?
Maître, pour votre client ? …

L’Avocat : — Rien à rajouter…

Le Président :  — Monsieur l’Avocat Général, vous avez la parole pour vos réquisitions…

Acte 2 – Réquisitions de l’Avocat Général

L’Avocat Général : — Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Membres de la Cour, Mesdames et Messieurs les Jurés…

« Une justice extrême est une extrême injustice » dit la sentence prononcée par Térence plus d’un siècle et demi avant notre ère ! Cette sentence devenue proverbiale s’applique à l’affaire que vous avez à juger…

Depuis les années 70, le service public de la justice est confronté à deux injonctions contradictoires :

  • Prendre en compte une inflation législative liée à une demande croissante de justiciables qui attendent une réponse rapide et légitimement de qualité.
  • Constater une diminution des moyens alloués par l’État et les citoyens au regard de la multiplication des tâches à accomplir.

Ainsi s’est imposée l’idée que la révolution informatique allait aider à rendre une justice conforme aux attentes des justiciables…
Aujourd’hui le problème est autre : on imagine et on prépare une justice sans juge et l’on veut que les justiciables soient informés à l’avance du jugement qui leur serait opposé.

Ainsi, l’Accusé-numérique tente d’assassiner l’idée même de justice, au-delà de l’institution judiciaire. Cette volonté de mise à mort est préparée, mûrement réfléchie, organisée, planifiée…
Il n’est pour le moment pas encore arrivé à ses fins, mais si l’on ne se dresse pas pour entraver ses funestes dessins, l’Accusé-numérique va tuer une idée et une institution intimement liées au fonctionnement de chaque humain.

« L’idée de justice écoute aux portes de la beauté » écrivit Aimé Césaire. Pour y tendre, l’institution judiciaire est la truelle qui lisse le ciment des lois qui nous aident à faire société. Pour tenir la truelle, il faut des Magistrats lucides de leurs capacités et des fonctions qui leur ont été confiées au nom du Peuple. Qui peut faire tiers entre deux hommes sinon une institution humaine qui écoute entend, parle, explique, tend à unir, tranche au nom des lois communes ?

Chaque litige, chaque procès est l’affaire d’un humain, de ses souffrances de ses espérances, de ses peines. Chaque décision de justice doit être précédée d’un débat, explicitée, comprise. Chaque justiciable doit être entendu et, dans ce cadre, la parole de l’Avocat est aussi absolument nécessaire aux fins d’aider chaque partie à la procédure, parfois même pour éviter le procès.

Est-ce qu’un algorithme peut seul décider de la nécessité du recours au rituel judiciaire, rituel si important puisqu’il ouvre les impasses d’un renfermement sur soi et de la possible vengeance ? Pendant le procès et les audiences, la loi humaine est appliquée grâce à la parole d’un tiers humain :
Que fera le meilleur des Programmes de « légaltech » de la parole des enfants dans une affaire de divorce ?
Un Ordinateur ou un Robot peuvent-ils entendre et comprendre la détresse d’une victime ?
Comment le plus puissant des calculateurs pourra-t-il prendre en compte la personnalité d’un délinquant pour donner la meilleure des décisionss qui en fait est de protéger la société par une réponse adaptée qui permettra une réinsertion sociale et le possible amendement du condamné ?

Rendre justice, ce n’est pas que donner la meilleure des réponses formelles, le droit et les lois en vigueur permettent un ajustement à chaque espèce. Aucun procès n’est identique, même si le jugement est formellement le même. Ainsi, le justiciable sait qu’il est unique si la décision est expliquée et comprise. L’office du juge devient alors irremplaçable et le rôle de chaque partie à l’instance est respecté.
Et tout cela prend du temps.

Certes, on peut rêver d’une justice rapide, sans faille, algorithmique, on peut rendre des décisions de pur droit qui raviront les formalistes.
Mais une réponse de ce standard n’est pas la preuve que la justice est rendue.

Aujourd’hui, on a l’impression que, grâce aux informations statistiques complétant une analyse fine des textes législatifs et la prise en compte de toutes les décisions rendues dans toutes les juridictions françaises et supranationales, l’on peut prédire, rationaliser voire uniformiser les décisions judiciaires… Cette idée n’est pas nouvelle puisque, dans la deuxième partie du XVIIe siècle, Leibnitz puis Condorcet avaient déjà tenté d’appliquer la logique mathématique au raisonnement juridique.
Depuis 1960, la révolution informatique a observé la manière dont les décisions judiciaires sont rendues et, dès 1968, le Professeur Pierre Catala mettait en place, à l’Université de Montpellier, l’Institut de Recherche et d’Études pour le Traitement de l’Information Juridique.

Ces dernières années, des éditeurs juridiques prestigieux tels Dalloz ou Lefèvre ainsi que des plateformes d’entreprises informatiques proposent des offres et des études… Dépassés, les acteurs institutionnels observent ceux qui préparent le marché de la « justice prédictive ». Certaines entreprises vont même jusqu’à créer des adresses fictives, copies du site avocatline.fr par exemple, pour pirater des greffes qui leur ont envoyé des jurisprudences inédites. Ce «marché», car il s’agit bien de cela, semble aiguiser bien des convoitises. Les magistrats craignent que la non-anonymisation des noms des magistrats et du personnel de justice permettent, malgré « l’interdiction d’utilisation des données d’identifications des magistrats et personnels de greffe », des utilisations malveillantes et une analyse à des buts prédictifs de leur pratique professionnelle. Le but avoué de certains est donc de vendre des prédictions de l’issue d’un procès grâce à la mise en place d’algorithme.

Cette justice Digitale mettra, à terme, le rituel judiciaire du procès au second plan. L’idée de justice ainsi déshumanisée éloignera encore plus le citoyen de ce qui fait société et, à terme, l’institution judiciaire sera morte, assassinée au nom d’une idée de la justice au service d’un concept d’égalité formelle qui souvent asservit le plus faible. Cette justice extrême deviendra alors une extrême injustice…
Oui, Mesdames et Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les Jurés, vous condamnerez cette « justice numérique » qui prépare avec soin la fin de l’idée d’une justice humaine, celle qui, grâce à une institution perfectible certes, sauvegarde l’idée que la responsabilité de chacun fait la société de tous… Aussi, il est de votre responsabilité de mettre fin aux actes de l’Accusé numérique qui dans le cas contraire continuera à réduire le justiciable, pour le mieux à un consommateur de droit et pour le pire à un étranger au droit, l’éloignant dans tous les cas de la citoyenneté.

(Un silence)

Le Président : — Maître, pour la défense de l’Accusé, vous avez la parole…

Acte 3 – La parole à la défense

L’Avocat : — Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les membres de la cour, Mesdames et Messieurs les Jurés,

Je serai plus trivial que Monsieur l’Avocat Général : “Qui veut tuer son chien dit qu’il a la rage ».
J’opterai aussi pour un registre plus religieux en faisant référence à la parabole de la paille et de la poutre…

Commençons par la poutre qui aveugle Monsieur l’Avocat Général.
Ainsi mon client serait la cause de bien des maux de l’institution judiciaire…
Je vous rejoins sur un point : l’institution judiciaire est perfectible comme vous l’avez déclaré vous-même.

Mais, qui accepte le manque de moyen de ce service public et qui veut une justice de qualité ? Le citoyen dont vous vous faites, et c’est votre devoir, le défenseur.
Par ailleurs, votre parole est libre et vous n’avez parlé des manques de moyens que mezza voce… Il est vrai que votre Ministre est aussi votre chef hiérarchique. Mais, c’est un autre débat dont nous reparlerons.

Comment accepter parfois une telle lenteur dans le rendu des décisions au point que la France a plusieurs fois été condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme ? Pourquoi tant de nos concitoyens pensent-ils que le service public de la justice est mal rendu dans notre pays ?

Qui rend des décisions stéréotypées ? Qui travaille sur des trames types, rendant alors prévisibles certaines décisions, tant elles se conforment aux jurisprudences en cours ?
… Des magistrats qui ont à faire face à la massification de certains contentieux.

Qui rend ses décisions en évitant tout questionnement des textes législatifs qui pourraient rallonger les délais de la procédure, au risque d’accroître encore l’empilement des dossiers ?

Est-il acceptable que des magistrats soient mobilisés pour rendre des décisions dont le contenu est encadré par des barèmes ?

Et qui a implicitement accepté que la justice s’éloigne des justiciables, que des réorganisations suppriment des tribunaux ?
… Des citoyens qui valident que la Justice ne soit pas une priorité budgétaire, tant et autant qu’ils ne sont pas justiciables utilisateurs de ces services.

Je pourrai multiplier les exemples.
L’aveuglement dont fait preuve l’accusation la détourne de toute mesure.
Loin de vouloir assassiner l’idée de justice et le nécessaire pouvoir judiciaire, mon client, au contraire, pense pouvoir aider le service public de la justice et ses utilisateurs.

Venons-en au chien enragé qu’il faudrait éliminer.
Je rappelais tout à l’heure les relations hiérarchiques qui lient le Ministère public et le Ministre de la Justice.
Comme l’Assemblée Nationale, le Garde des Sceaux s’est empressé après les dernières élections législatives de commander des rapports à divers spécialistes sur l’évolution de l’institution judiciaire grâce au numérique.
Il est donc surprenant qu’aujourd’hui, Monsieur l’Avocat Général veuille faire condamner celui là même qu’on a sollicité par l’intermédiaire de spécialistes de la matière informatique ou par des magistrats utilisateurs. C’est bien leurs avis et rapports qui ont servi, certes bien timidement, à l’élaboration de la loi dite de « programmation pour l’institution judiciaire » du 22 mars 2019.

Par ailleurs, il y a longtemps que plusieurs services de l’État, pour exemple les Impôts, mènent des investigations et rendent des décisions d’importance au regard du droit grâce à de puissants outils informatiques.
Tout comme la justice pénale ou civile utilise depuis longtemps l’outil informatique pour dématérialiser les procédures, limiter le temps d’audience et faciliter la rédaction des jugements ou réquisitoires…

Exemple frappant des bienfaits de l’utilisation des algorithmes honnis par l’accusation : le Casier Judiciaire National basé à Nantes et qui permet à tous les procureurs du territoire de mieux orienter les poursuites, très rapidement en fonctions des mentions y figurant, mentions issues de condamnations par des juridictions françaises ou européennes… Ce n’est certes pas un jugement, mais l’orientation des poursuites et une décision qui influent sur les sanctions et peines qui seront prononcées.

Enfin, chacun sait que des millions de décisions judiciaires sont rendues, dans le cadre d’infractions liées à la conduite de véhicules automobiles par systèmes automatisés, centralisés, et qui utilisent uniquement l’outil numérique. Oui, Mesdames Messieurs, nous sommes déjà susceptibles d’être jugés par des algorithmes.

Je ne fais que montrer combien, face aux défis qui se posent à l’institution judiciaire, « on ne peut imaginer de transformer la justice sans le numérique » comme l’a exprimé Guy Canivet, haut magistrat respecté pour son indépendance et sa connaissance de l’institution.

Ne soyons pas aveuglés ni apeurés par l’énorme chantier que la Justice doit continuer à mener. L’Accusé numérique loin d’être un chien enragé peut être le compagnon aidant d’une justice souffrant de lourds handicaps.
Mais, pour se faire, les justiciables, les citoyens doivent être informés guidés et faire des choix.
Seules les lois pourront définir les champs d’intervention du numérique dans les décisions judiciaires rendues.
Plus exigeant qu’une mise à l’écart, je vous demande de mettre l’Accusé-numérique sous surveillance. Messieurs de la cour, Mesdames et Messieurs les Jurés, il est de votre responsabilité et de celle de tous nos concitoyens que d’œuvrer ainsi pour une Justice meilleure et plus éclairée.
Dans ce cadre, il ne vous restera qu’à acquitter l’Accusé-numérique de tous les chefs de la prévention.

(Un silence)

Le Président : — Accusé numérique, Vous avez la parole en dernier… Avez-vous quelques dernières déclarations à faire à la cour ?

Acte 4 – La parole à l’Accusé avant la délibération

L’Avocat (prenant le téléphone portable posé devant la barre)
— L’Accusé numérique vient d’envoyer un message par mail à la cour d’assises… je le lis de sa part. Il est écrit : ‘Rien n’est simple, tout se complique… Mais, à bientôt, car mon histoire ne fait que commencer’.

(Un Silence)

Le Président : — Avant que la cour d’assises se retire pour délibérer, je vais vous donner lecture de l’article 353 du Code de procédure pénale. Cet article sera affiché dans la salle des délibérations.
« Sous réserve de l’exigence de motivation de la décision, la loi ne demande pas compte à chacun des juges et des jurés de la cour d’assises des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire dépendre la plénitude et la suffisance d’une preuve ; elle leur prescrit de s’interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience quelles impressions ont fait sur leur raison les preuves rapportées contre l’accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : « Avez-vous une intime conviction ? » ».


Bibliographie sommaire :

  • Village de la justice, « La justice prédictive, où en est-on ? » village-justice.com
  • Jean-Claude Marin, « La justice prédictive », fr
  • Cour d’Appel de Paris, « Justice prédictive : évolution, révolution ? » cour-appel. justice.fr
  • Loi n° 2019-222 du 28 mars 2019.
  • Guy Canivet, « On ne peut imaginer de transformer la justice sans le numérique », Dalloz actualité. fr
  • Institut Montaigne, Rapport : « Justice : faites entrer le numérique », org
  • Antoine Garapon et Jean Lasségue, « Justice Digitale », PUF, Paris, 2018.

L’auteur de cet article est Bernard Oakwood

Sa version initiale a été publiée le 26 novembre 2019

Avec l’accord de l’auteur, l’article publié intègre les modifications proposées par la commission éditoriale du site Adnethique.org


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