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Uber versus l’État de Californie


La Californie a voté une loi qui limite les possibilités d’exclure les chauffeurs VTC du statut de salarié.
Dix ans à peine après le lancement de sa plateforme, la compagnie Uber voit un fondement économique majeur de son modèle d’activité sérieusement ébranlé par l’autorité de l’État même où elle a vu le jour.
La décision du législateur met-elle vraiment en danger l’avenir de l’entreprise Uber ?
Concerne-t-elle toute la Nouvelle Économie Numérique basée sur le modèle des Plateformes Multifaces ?

Le vent tourne contre la « gig economy »

Le désaveu californien

Le 10 août 2019, le Sénat californien approuvait à 72,5 % la proposition de loi AB5 (pour Assembly Bill 5 [1]) qui précise les cas permettant d’exclure du statut de salarié les transporteurs indépendants qui réalisent les transports commandés sur une plateforme numérique centrale (parmi lesquelles Uber, Deliveroo, ou encore Lyft et DoorDash moins connues des Français).

Les arguments de la sénatrice démocrate Maria Elena Durazo sont cinglants : « Aujourd’hui les entreprises de la gig economy se présentent comme les innovateurs de demain, un futur dans lequel ces entreprises ne paieraient pas de Sécurité Sociale ou le Medicare(…). Soyons clair : il n’y a rien d’innovant à sous-payer quelqu’un pour son travail» [2].

Ce désaveu d’un modèle économique à la base des plateformes mutifaces fait d’autant plus le buzz qu’il provient du territoire même de la Silicon Valley. Attendue depuis quelques semaines, cette proposition de loi n’a que confirmé et renforcé un point de vue déjà défendu par plusieurs décisions judiciaires américaines antérieures prises par la Cour Suprême californienne ou par l’État de New York en 2018.

Le terme de « Gig economy » a été choisi par la démocrate Elisabeth Warren, alors soutien de la campagne présidentielle d’Hilary Clinton en 2016. Ce terme désigne « l’économie du spectacle[3]» pour illustrer une vision idyllique de l’économie collaborative où chacun serait libre de travailler à son gré et selon ses contraintes [4]. Ce modèle propose la fin du salariat comme une sorte d’alternative à l’asservissement présumé de l’employé : plutôt que de dépendre d’un employeur unique, chacun occupera des emplois temporaires quand, où et comme il le souhaite, enchainant des tâches diverses et payées au coup par coup. Ellisabeth Warren accusait déjà Uber et autres VTC américains d’entretenir l’arnaque de la gig economy, un artifice grossier qui met en avant les valeurs de créativité, d’indépendance ou de flexibilité choisie pour, en réalité, décharger l’employeur de ses obligation envers ses employés.

L’attitude plus modérée du gouvernement français

L’analogie faite par les Américains à leur modèle des intermittents du spectacle est plutôt bien trouvée.
En France, peut-être parce que les intermittents bénéficient d’une couverture sociale plus élaborée, on préfère parler d’Ubérisation. Uber, modèle paroxystique de la nouvelle économie numérique, est montré du doigt sur trois flancs :

  • D’abord, bien sûr, par les chauffeurs de taxi qui ont vu leur position bousculée par un concurrent insaisissable, échappant aux règles conventionnelles qui protègent leur activité ;
  • Par l’État, surpris par les conséquences des désordres générés et, qui plus est, subissant une perte sèche sur les taxes prélevées ;
  • Par les chauffeurs de VTC eux-mêmes qui se mobilisent à leur tour contre la précarité de leur situation et par le contrôle unilatéral des règles de fonctionnement et de rétribution de leur activité.

Le combat judiciaire tourne également ici autour de la nature du contrat liant la plateforme qui identifie la demande de courses, administre les transactions et délègue la réalisation des transports aux chauffeurs.

  • Est-ce un contrat de travail, qui implique son lot d’obligations telles celle de salaire minimum, d’horaires contrôlés et des droits aux congés, de mise en œuvre d’une couverture sociale ?
  • Est-ce un contrat commercial liant Uber et un autoentrepreneur (la « Face chauffeur ») ? Les droits, les devoirs et la liberté d’entreprendre de ce dernier sont-ils alors respectés et protégés ?

Dans la même logique que celle des législateurs américains, un arrêt de notre Cour de cassation de novembre 2018 avait également reconnu l’existence d’un contrat de travail implicite liant chaque livreur à vélo et la plateforme multiface « Take Eat Easy ».

Cependant, le projet de Loi d’Orientation des Mobilités (LOM) propose une approche beaucoup plus modérée que celles défendues par les démocrates américains.

Le gouvernement d’Édouard Philippe a fait le choix du dialogue avec les grandes plateformes numériques dans le cadre du forum « Tech For Good ». Alors, l’article 20 de la LOM prévoit la mise en place de« chartes de responsabilité sociale des plateformes », pariant sur le volontariat et la responsabilité des plateformes du secteur des transports pour défendre l’intérêt commun.

C’est ce contre quoi s’insurge justement le Conseil National du Numérique (CNNum) et sa présidente Salwa Toko dans sa lettre ouverte du jeudi 5 septembre 2019 [5] :
« (…) Dans un rapport de 2015, l’OIT alertait déjà des risques posés par le développement des plateformes de mise en relation dans le domaine du transport. Les auteurs rappellent que : “C’est parce que les services [de transport] étaient peu sûrs et répondaient mal à la demande qu’il a été décidé, au départ, de les réglementer.” Ce secteur, dangereux par nature pour les travailleurs, l’est en effet encore plus lorsqu’il n’est pas régulé.
(…) Les chartes font le pari de responsabiliser, sur la base du volontariat, les plateformes du secteur des transports (VTC, livraison) pour les pousser à agir dans le sens de l’intérêt commun. Avec la LOM, celles-ci pourront inscrire les règles qu’elles jugeront pertinent de suivre. Ce choix interroge. Est-il vraiment pertinent de laisser à des entreprises dont le développement est basé sur la disruption de décider presque seules des règles qui s’appliqueront ?
De fait, les chartes peuvent créer d’importantes disparités. Pour les chauffeurs VTC, qui sont souvent actifs sur différentes plateformes, on voit mal comment elles s’appliqueront en pratique. L’Inspection Générale des Affaires Sociales soulevait en 2018 que “La diversité des modalités adoptées présente un risque de rétention des chauffeurs sur une plateforme privilégiée. Plutôt que d’encourager la concurrence, la loi risque de favoriser l’émergence d’un monopole dans ce secteur.”(…) ».

Cette lettre ouverte a eu bien peu d’écho dans les grands médias. Comme quoi, il nous est toujours difficile d’échapper au stéréotype qui veut l’Amérique définitivement soumise à l’ultralibéralisme quand, à l’opposé, la France reste dressée pour défendre ses acquis sociaux.

L’avenir d’Uber est-il en danger ?

Les conséquences de l’application du statut de salarié aux conducteurs

Les premières réactions non officielles d’Uber annonçaient une augmentation du prix des courses entre 30 et 40 % dans les zones où un tel principe est systématisé. Cette sursaturation des services au client permettrait d’absorber le coût direct des charges d’employé et leur coût de gestion. Cette estimation qui ne semble pas excessive mettrait la course Uber à un prix assez proche de celui d’un taxi.

Uber garderait cependant l’avantage concurrentiel de la réactivité et de la qualité générale des prestations tant vantées par ses utilisateurs réguliers.
L’argument de la concurrence déloyale tomberait à l’eau.

Quel futur immédiat ?

On imagine sans peine que les stratèges de l’entreprise, sans attendre la décision des législateurs, avaient anticipé les difficultés liées à la création de leur activité initiale, tant les réticences étaient visibles dès son lancement.  La stratégie de l’entreprise fonctionne plutôt  bien puisqu’elle a déjà fait reconnaitre la marque par plus de 100 millions d’abonnés [6]. Cette réputation a permis au nouveau géant du VTC de maintenir sa place de leader contre une concurrence toujours plus vive et de lever les capitaux nécessaires au financement de leur futur :

  • Uber a obtenu plus de 25 milliards de dollars d’investissements depuis sa création.
  • Après y avoir beaucoup investi, Uber a dû limiter ses ambitions sur les importants marchés protégés que sont la Russie (le concurrent local est Yandex), la Chine (… Didi) et l’Asie du Sud-Est (… Grab).

Le futur de la marque passe maintenant par un élargissement de son offre historique d’opérateur VTC.
Cette diversification a commencé avec une plateforme d’accès à la location de vélos ou de trottinettes, avec un service de livraison de repas. Aux États-Unis, Uber teste actuellement un abonnement mensuel multiservice (« Ride Pass »). Moins conventionnels, mais plus souvent cités par les médias, on connaît aussi les projets de voiture autonome ou de taxi volant.

Les problèmes d’Uber sont ailleurs

La capitalisation d’Uber a été un temps estimée à 100 milliards USD avant qu’une entée en bourse décevante le 10 mai 2019 ne la ramène à 76 milliards USD.

Le problème d’Uber semble davantage aujourd’hui être celui de la confiance que l’entreprise inspire au marché. Elle est aujourd’hui pour le moins mitigée :

  • Uber annonçait jeudi 8 août 2019 des pertes record de 5,24 milliards de dollars pour le deuxième trimestre 2019.
  • Il dévoilait le même jour un chiffre d’affaires en croissance de (seulement) 14 % à 3,17 milliards de dollars.
  • Uber n’a jamais connu d’année bénéficiaire. Les analystes espéraient beaucoup des investissements dans la voiture autonome et des résultats encourageants dès la fin 2020. L’accident du 20 mai 2018 ayant entrainé la mort d’une piétonne et les défauts détectés dans les logiciels embarqués ont décalé cette échéance.

Il est difficile d’interpréter les chiffres exorbitants de la capitalisation d’Uber au vu des résultats financiers de l’entreprise. Les critères appliqués aux entreprises conventionnelles l’auraient irrémédiablement condamné, mais les Licornes et les entreprises du NASDAQ bénéficient d’un regard qui échappe au commun.

Dans ce contexte, faire des décisions du législateur la cause première de leurs difficultés tiendrait de la mauvaise foi. Qui comprendrait que les États démissionnent de leurs responsabilités immédiates face à la désorganisation que ces nouvelles entreprises provoquent sans contreparties mesurables pour le bien commun ?
Sous couvert d’innovation, Uber, parmi d’autres, se comporte en apprenti sorcier qui improvise et engage notre futur au fil de ses expérimentations.


Notes et références :

[1] Extrait de l’annonce Reuters du 12/09/2019 à 19:08 : « (…) La loi, baptisée Assembly Bill 5, adapte un arrêt de la Cour suprême de Californie limitant les possibilités pour une entreprise de qualifier des personnes travaillant pour elle de travailleurs indépendants. Ses partisans affirment qu’elle va permettre aux travailleurs de l’économie « ubérisée » de bénéficier d’un salaire minimum et de garanties sur le temps de travail et d’avoir un meilleur accès à la couverture santé. Ses détracteurs, en particulier les entreprises concernées, dénoncent pour leur part le coût financier d’une telle décision. (…)» (Jonathan Stempel à New York, avec Daniel Wiessner, Bertrand Boucey pour le service français)

[2] Déclaration citée par le New-York Times du 12 septembre 2019: “Today the so-called gig companies present themselves as the innovative future of tomorrow, a future where companies don’t pay Social Security or Medicare. (…) Let’s be clear: there is nothing innovative about underpaying someone for their labor. (…) Today we are determining the future of the California economy.

[3] S’il existe un syndicat américain du spectacle très actif (“Screen Actors Guild‐American Federation of Television and Radio Artists” ou SAG-AFTRA), il n’y a pas d’équivalent strict au statut des intermittents du spectacle qui reste une exception française. Les artistes américains sont des travailleurs indépendants qui bénéficient des mêmes droits que les travailleurs salariés en ce qui concerne les risques vieillesse-invalidité-survivants (OASDI) et la partie A Hospitalisation de Medicare HI (Hospital Insurance) pour lesquels ils cotisent obligatoirement. Ils ne sont pas couverts contre les risques liés au chômage et aux accidents du travail.

[4] Définition proposée par le «Cambridge Dictionnary » : “a way of working that is based on people having temporary jobs or doing separate pieces of work, each paid separately, rather than working for an employer:
Workers eke out a living in the gig economy, doing odd jobs whenever they can.” La dernière phrase en exemple est traduisible par « Les travailleurs gagnent bien leur vie dans la « gig économy », faisant des petits boulots quand ils le peuvent » (Sic.).

[5] Lette ouverte du CNNumhttps, « Nous appelons à la suppression des chartes de l’article 20 de la LOM », voir la lettre ouverte sur cnnumerique.fr

[6] Selon l’Usine Digitale (article de Léna Corot publié le 09 août 2019, le nombre d’utilisateurs actifs mensuels d’Uber continue de croître : il s’établit à 99 millions à travers le monde, soit une augmentation de 30% par rapport au 2e trimestre 2018. Le nombre total de courses bondit lui aussi de 35% en s’établissant à 1,68 milliard. Et le montant brut des réservations (l’argent perçu par Uber pour les courses et les livraisons avant rémunération des chauffeurs, coursiers et autres dépenses) s’établit à 15,76 milliards de dollars (en augmentation de 31%). Voir l’article sur  usine-digitale.fr


L’auteur de cet article est Jacques Cassagnabère

Sa version initiale a été publiée le 16 septembre 2019

Avec l’accord de l’auteur, l’article publié intègre les modifications proposées par la commission éditoriale du site Adnethique.org


 

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