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« L’Homme nu ». Notes de lecture

La sortie de ce livre a été accompagnée d’un fort battage médiatique. Son succès notamment auprès de la jeune génération a accéléré la prise de conscience des dérives du numérique. « L’Homme nu » ne laisse personne indifférent et il est encore aujourd’hui au cœur de débats contradictoires. Autant de raisons suffisantes pour conseiller sa lecture, dans tous les cas.
J’ai retardé l’ouverture de ce livre à octobre 2017. Je l’ai abordé comme on le fait lorsqu’on sait partager les convictions des auteurs. J’attendais une simple confirmation du contenu et de la forme tels que je les avais anticipés. C’est sans doute là l’explication de ma déception relative et de ma surréaction aux approximations, aux facilités et aux occasions perdues par les auteurs.

Un livre résolument à charge

Les grands titres de la presse repris sur le bandeau de couverture le confirment :

  • « Percutant. » L’Obs
  • « Pétrifiant. » Télérama
  • « Virulent. » La Croix

Les auteurs assument leur offensive dès leur chapitre d’introduction : « Les big data déploient suffisamment d’énergie à promouvoir les bénéfices de la révolution numérique pour qu’il soit utile ici de les rappeler. Nous ne nous attarderons donc pas sur les effets positifs de la révolution numérique, mais plutôt sur la menace sournoise qu’elle fait désormais peser sur notre liberté individuelle, la vie privée, notre droit à l’intimité, et plus généralement sur le danger qu’elle représente pour la démocratie. […] »
Si l’annonce est claire, le prétexte reste trop court pour justifier une telle absence de nuance de la part des auteurs, au point de desservir parfois leur démonstration. Le livre peut alors tourner au pamphlet au risque de faire passer la réalité exposée pour une exagération. Par exemple, pourquoi ont-ils validé une quatrième de couverture aussi caricaturale en cédant aux facilités complotistes ? : « Derrière cet espionnage existe un “pacte secret” scellé par le big data avec l’appareil de renseignement le plus redoutable de la planète ».

Ça commence très fort dès le premier chapitre « Terrorisme et big data ». L’attaque est brutale : « […] Premiers vecteurs à l’échelon mondial de la propagande djihadiste, les big data prétendent dans le même temps apporter l’antidote en collectant massivement du renseignement pour les agences d’état. C’est ce qu’on appelle dans le jargon des affaires une transaction gagnant-gagnant ». Difficile d’envoyer du plus lourd au démarrage !
J’ai quand même peine à imaginer Google et Facebook établissant un tel business plan avant d’aller négocier avec Daesh et la NSA les conditions de leurs bénéfices respectifs ?
« Virulent » écrivait le journal La Croix… L’adjectif est même faible !

L’amalgame Big Data

C’est quoi le ou les « big data » ?
Dans le livre, l’expression « les big data » (au pluriel) désigne les grands acteurs du marché numérique. C’est le plus souvent un mix entre le « big five » (autre expression américaine pour désigner le « GAFAM », acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), Big Brother et la NSA. l’expression est parfois étendue aux autres puissances marchandes émergentes (aux NATU — pour Netflix, AirBnB, Tesla et Uber — et aux acteurs chinois du BATX — pour Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). « Big data » est dans tous les cas le nom de la pieuvre, la marque de l’ennemi.

Le Big Data a déjà un sens précis en informatique. L’expression désigne initialement un ensemble de données volumineux au point de rendre impossible son analyse par des moyens conventionnels. C’est devenu aujourd’hui un domaine transversal de recherche de l’informatique souvent associé à l’apprentissage automatique et à l’intelligence artificielle.
Ce détournement de sens génère alors le trouble. Les auteurs connaissent pourtant l’utilisation ordinaire de cette expression puisqu’ils la rappellent dans le chapitre « Le monde selon les big data » (au pluriel) où ils traduisent « le » big data (au singulier) par « mégadonnées », son équivalent  français.

Par « les big data », le livre désigne donc le coupable générique de toutes les dérives, pour tous domaines de recherche et d’application confondus (l’algorithmique, l’Intelligence Artificielle, la gestion des données, les réseaux, les langages de programmation, etc., et leurs connexions avec la biologie, la physique ou la sociologie).
Même si les big data semblent moins innocents que l’âne de la fable, reste toujours que désigner le coupable de la peste est un aveu d’impuissance.
Les forces marchandes de la communauté des big data pourront, elles au moins, argumenter légitimement qu’elles n’étaient même pas nées quand le microprocesseur à l’origine de l’hyperpuissance actuelle de l’informatique a été mis au point (1971), ni quand l’Internet a démarré (apparu en 1967 avec ARPANET, devenu l’Internet en 1983, ouvert au grand public à la fin des années 1990). GAFAM, NATU et BATX ne seraient donc que des opportunistes qui ont su tirer profit de progrès technologiques spectaculaires connus et mis à la disposition de tous. Ce contre-argument ne vaut bien sûr ni absolution pour l’avidité cynique du secteur marchand ni rejet de sa responsabilité directe. Il nous oblige au moins à nous interroger sur notre part dans la responsabilité collective de ces dérives sociétales.

Un point de vue souvent partial

Les auteurs organisent le livre en référence à un système de valeurs qu’ils disent universel, mais les critères retenus sont pourtant discutables :

  • Chapitre « L’avenir est une équation »
    « […] Pour éclaircir leur boule de cristal, les big data doivent expurger l’incertitude de notre quotidien. L’objectif est désormais d’éliminer le hasard pour construire enfin un monde supposé intégralement et définitivement heureux. […] à vouloir bannir à tout prix le hasard, on prend encore une fois le risque d’effacer la part du flou essentielle à l’homme »
    Ce qui fait justement la particularité de l’humain, c’est sa conscience du futur. Il s’est toujours débattu pour limiter la part d’imprévisible, refuser la fatalité. Anticiper au plus près est la condition de la sécurité qui permet à l’individu de bâtir des projets personnels, comme le disait déjà le psychologue humaniste Américain Abraham Maslow (1943, in « A theory of human motivation »).
    Mais quand bien même Eric Schmidt, auteur de la citation en exergue du chapitre, serait assez naïf pour croire à une mise en équation de l’avenir, les craintes associées sont effacées par la réponse définitive de Pierre Dac : « le plus difficile à prévoir restera toujours le futur ». Les risques sont plutôt dans une foi aveugle dans la vérité des données du passé, dont Cathy O’Neil dénonce l’analyse biaisée (lire plutôt « Weapons of Math Destruction »).
  • Chapitre « Les maîtres du temps »
    Rien à redire pour moi quand les auteurs nous alertent sur les nouvelles technologies qui encouragent les déviances des transhumanistes et celles pires encore des post-humanistes.
    Mais quand ils s’offusquent du futur marché de l’e santé comme profitant d’abord à quelques privilégiés, leur message est moins habile : l’existence d’une médecine à deux vitesses est bien antérieure à l’essor de l’industrie numérique. L’inégalité face aux soins est déjà partout. Ainsi, les pays du sud n’ont jamais eu un accès équitable à la médecine réparatrice conventionnelle. En quoi l’arrivée des big data et de Dr Watson les accablent-ils davantage ?
  • Chapitre « Le chômage total »
    L’histoire est connue : en 1960, Milton Friedman, prix Nobel d’économie, visitait un grand chantier de travaux publics dans un pays asiatique. En réponse à sa surprise de ne pas voir d’engins mécaniques, mais de nombreux manœuvres équipés de simples pelles, le guide lui répondit que le chantier participait d’un programme d’aide à l’emploi. Friedman fit alors justement remarquer que fournir aux manœuvres des cuillères plutôt que des pelles auraient été plus efficaces du strict point de vue de ce « programme d’aide ».
    Si un scénario de la fin de l’emploi est une hypothèse sérieuse, l’approcher sous l’angle anxiogène et conservateur du chômage total est inefficace. Associé étymologiquement à la souffrance, le travail ne libère pas toujours l’Homme et la « valeur-travail » est un concept moral relativement récent. Quand le robot peut remplacer l’homme à la peine, la réponse éthique à la disparition des revenus du travail pourrait se trouver dans un autre système de répartition des richesses plutôt que dans le maintien du salariat. Ainsi, la mise en place d’un revenu universel déjà évoqué par Martin Luther King dans son tout dernier discours en 1968 est une alternative de plus en plus citée.
    Mais comme les auteurs l’ont annoncé, ce livre s’interdit les solutions…

Les effets littéraires et la facilité

La table des matières est généralement utile pour se repérer dans le développement d’un essai. Faites-en la lecture. Les titres donnés à chacun des chapitres sont aussi baroques qu’énigmatiques. Mais pourquoi pas, après tout, si c’est pour inciter le lecteur à respecter la progression logique de la pensée des auteurs plutôt que de le laisser picorer à son gré ?

Les auteurs usent et abusent des hyperboles et des métonymies (les big data, la révolution numérique, les 0 et les 1, la Matrice, Big Mother, etc.). Le rendu est une communication à traits forcés au point d’en être irritants.

Les deux derniers chapitres illustrent plus particulièrement les ficelles littéraires.
L’avant-dernier chapitre « Le retour d’Ulysse » nous appelle à une prise de conscience une fois passé le sentiment de révolte : « Détourner la puissance de la Matrice pour remettre l’homme dans la boucle et recréer une société démocratique, à l’échelle humaine, où l’on reprend le dessus sur l’ordinateur. Tel est le défi à relever. […]. Comme l’écrivait Sénèque dans “la tranquillité de l’âme” : “Jamais la situation n’est obstruée au point de fermer tout espace à une action vertueuse” ». Au-delà de la grandiloquence, on ne peut qu’adhérer. Les pistes de réflexion et d’action vont suivre. Dans cet espoir, on tourne donc la page…
Titre du dernier chapitre : « Le pire est désormais certain ». La messe est dite. Nous n’aurons pas de réponse à nos angoisses dans ce bref chapitre de conclusion, mais un chef-d’œuvre de littérature néogothique où tous les poncifs s’accumulent. Quelques exemples : « Les maîtres du big data, ces puritains insatiables, n’en ont pas fini avec Dieu, leur prochain objectif […] Dans la vieille Europe qui a vu naître la démocratie, la question n’est pas d’aller contre les big data, mais de savoir comment les rattraper. Sauf que Google ne sera jamais rejoint, pas plus qu’Apple ou Amazon. […] face à cette nouvelle entité, incarnation de la puissance mutante des États-Unis, née de l’accouplement de l’appareil de renseignements avec les conglomérats du numérique, l’Europe gesticule, mais elle s’est déjà résignée à une allégeance sans condition. […] Il ne faut pas compter sur les big data pour nous rendre cette liberté. En revanche, nous pouvons leur faire confiance pour convaincre l’humanité qu’elle n’est pas essentielle. »

Dommage, les sujets et la base documentaire constituée méritaient mieux

La plupart des informations documentées sont très facilement vérifiables ou déjà confortées par d’autres témoignages. Leur recueil dans un même livre est une mine.

J’y ai trouvé des informations nouvelles encore mal exploitées par les médias. Pour exemples, dans le Chapitre « Google m’a tuer » :

  • Les patrons du numérique protègent strictement leur progéniture contre les méfaits de L’Internet, des tablettes, portables, livres et autres objets numérisés. Steve Job lui-même exigeait que les repas soient pris en famille, à l’heure fixée, téléphones et tablettes éteintes. On y commentait des lectures faites sur un support papier. Les objets connectés étaient proscrits sous le sapin de Noël.
  • En 2014, le fabricant de la tablette de lecture Kobo distribuée par la FNAC a analysé à l’insu des lecteurs, les informations stockées par ces derniers. Si le nombre de livres abandonnés avant la fin m’a rassuré sur l’indépendance de jugement des lecteurs (le best-seller de Eric Zemmour abandonné par 92,7 % des lecteurs, celui de Valérie Trierweiler par 66 %), j’ai été bousculé par le procédé de Kobo.

J’y ai trouvé aussi quelques limites dans l’analyse des faits.

  • Dans le chapitre « Le dîner des rois », les auteurs affirment : « Ce sont bel et bien les maîtres des mégadonnées qui font les élections dans la plus grande démocratie américaine. Google peut-il faire basculer une élection ? La réponse est oui, à la lecture du journal de l’Académie des sciences américaine ». Continuant à propos de la campagne d’Hillary Clinton : « Non seulement les big data donnent le coup de pouce décisif pour convaincre les électeurs, mais en plus, en amont, grâce à leurs algorithmes, elles participent à la collecte d’argent, une aide vitale face à l’inflation du coût des campagnes américaines. La dernière élection présidentielle aura représenté 2,6 milliards de dollars pour le parti démocrate ».
    Cette élection si particulière a bien été influencée par la nouvelle économie numérique, mais pas vraiment comme les auteurs l’avaient prévue : quelques mois après la sortie du livre, le parti démocrate perdait les élections et Donald Trump devenait le 45e président des États-Unis ; le géant Facebook, manœuvré par Cambridge-Analytica, a reconnu avoir donné un avantage au parti républicain (pour un revenu relativement modeste de quelques millions US) ; la double faute aujourd’hui dénoncée réside chez Facebook dans le non-respect flagrant de sa neutralité et dans l’utilisation détournée des données personnelles de ses abonnés.
    Deux tentations terriblement humaines que la technologie, certes, permet et pour lesquelles Marc Zuckerberg est aujourd’hui sur la sellette. Au-delà des conséquences sur son image, il y aurait perdu 30 % de sa fortune.
  • Dans le chapitre « Le monde selon les big data », cet exemple d’extrapolation absurde (pourtant souvent reprise ailleurs dans les médias) : « Depuis 2010, l’humanité produit autant d’informations en deux jours qu’elle ne l’a fait depuis l’invention de l’écriture il y a cinq mille trois cents ans ». Spectaculaire, non ?
    Le hic tient dans un détail : cette comparaison résulte d’une estimation rapprochant le volume que requiert la numérisation des traces écrites conservées jusqu’à nos jours et celui du flux des données échangées sur l’Internet. Ainsi, considérons l’adolescent voyageant seul qui, à son atterrissage à Roissy, poste par l’Internet un selfie afin de rassurer ses parents. Sachant que le volume que représente la numérisation de sa photographie est, à peu de chose près, équivalent au volume de stockage que requiert les quelques pages d’Épicure qui nous sont parvenues, chacun peut maintenant mesurer l’intérêt de la comparaison ou, c’est selon, relativiser l’œuvre philosophique d’Épicure.
  • La même analogie est faite 3 pages plus loin : «  Il est vrai que, tous les jours, le moteur de recherche [de Google] indexerait 24 pétaoctets de données, l’équivalent de mille fois la quantité de données conservées dans la plus grande bibliothèque au monde, celle du Congrès de Washington. » Oui, il est vrai. Et alors ? Aussi absurde que de comparer la production annuelle mondiale de poireaux et de pommes de terre à la quantité de ces légumes qui permettrait de faire un potage avec l’eau du lac d’Annecy !

Les dérives et risques dénoncés sont suffisamment graves pour se satisfaire d’une présentation moins spectaculaire, sans sensationnalisme ni emphase lyrique, autrement dit, en faisant un peu confiance au lecteur. Une mise en perspective des priorités éthiques organisée par domaine abordé aurait eu, de mon point de vue, plus d’efficacité.
Désigner des coupables ne change rien à l’affaire.
Eux non plus ne sont là pour rester indéfiniment : IBM, indéboulonnable hier, n’est aujourd’hui plus aux avant-postes ; Apple a déjà failli disparaître ; Amazon tremble maintenant depuis l’arrivée d’Alibaba… De quoi douter même de l’immortalité de l’impérialisme américain !
Le débat n’est plus comme hier celui d’un groupe économique ou celui d’un état, mais bien celui de choix civilisationnels dépassant les frontières et les conventions d’hier.


L’auteur de cet article est Jacques Cassagnabère.

La date de sa première publication est le 1er février 2018.

Avec l’accord de son auteur, cette version intègre les modifications proposées par la commission éditoriale de l’association ADNE.


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